jeudi 18 août 2011

Rentrée littéraire : Les souvenirs, de David Foenkinos.

En feuilletant le magazine LIRE de cet été, je suis tombé sur des extraits de romans qui sortiront cette rentrée. "Les souvenirs" de David Foenkinos aborde le thème de l'enfance entremêlé de réflexion douces amères sur sa vie d'adulte.

J'ai lu cet extrait et il m'a renvoyé à mes propres souvenirs, et à des questions médicales qui sont terriblement d'actualité avec le médecin de l'hôpital de Bayonne... C'est très bien écrit et cela m'a donné envie de le lire, et hop : un ajout de plus à ma wish list Amazon !

Dès que je l'aurai lu, je vous en ferai la critique... d'ici quelques semaines, vue la pile de romans en retard côté lectures ! ;-)


Extrait :

Il pleuvait tellement le jour de la mort de mon grand-père que je ne voyais presque rien. Perdu dans la foule des parapluies, j'ai tenté de trouver un taxi. Je ne savais pas pourquoi je voulais à tout prix me dépêcher, c'était absurde, à quoi cela servait de courir, il était là, il était mort, il allait à coup sûr m'attendre sans bouger.

Deux jours auparavant, il était encore vivant. J'étais allé le voir à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, avec l'espoir gênant que ce serait la dernière fois. L'espoir que le long calvaire prendrait fin. Je l'ai aidé à boire avec une paille. La moitié de l'eau a coulé le long de son cou et mouillé davantage encore sa blouse, mais à ce moment-là il était bien au-delà de l'inconfort. Il m'a regardé d'un air désemparé, a alors affiché un nouveau message. Je suis resté en suspens, plongé dans une fausse hésitation, car au fond de moi j'étais heureux de ce message, heureux d'être extirpé de la torpeur, ne serait-ce qu'une seconde, même pour la plus superficielle des raisons. Je ne sais plus vraiment quelle était la teneur du message, mais je me rappelle avoir répondu aussitôt. Ainsi, et pour toujours, ces quelques secondes insignifiantes parasitent la mémoire de cette scène si importante. Je m'en veux terriblement de ces dix mots envoyés à cette personne qui n'est rien pour moi. J'accompagnais mon grand-père vers la mort, et je cherchais partout des moyens de ne pas être là. Peu importe ce que je pourrai raconter de ma douleur, la vérité est la suivante : la routine m'avait asséché. Est-ce qu'on s'habitue aux souffrances ? Il y a de quoi souffrir réellement, et répondre à un message en même temps.

Ces dernières années n'avaient été pour lui qu'une longue déchéance physique. Il avait voyagé d'hôpital en hôpital, de scanner en scanner, dans la valse lente et ridicule des tentatives de prolonger notre vie moderne. A quoi ont rimé tous ces derniers trajets en forme de sursis ? Il aimait être un homme ; il aimait la vie ; il ne voulait pas boire avec une paille. Et moi, j'aimais être son petit-fils. Mon enfance est une boîte pleine de nos souvenirs. Je pourrais en raconter tellement, mais ça n'est pas le sujet du livre. Disons que le livre peut commencer ainsi, en tout cas. Par une scène au jardin du Luxembourg où nous allions régulièrement voir Guignol. On prenait le bus, on traversait tout Paris, ou peut-être ne s'agissait-il que de quelques quartiers, mais ça me paraissait démesurément long. C'était une expédition, j'étais un aventurier. Comme tous les enfants, je demandais à chaque minute :

« On arrive bientôt ?

- Oh, que non ! Guignol est au bout de la ligne », répondait-il systématiquement.

Et pour moi, le bout de cette ligne avait le goût du bout du monde. Il regardait sa montre pendant le trajet, avec cette inquiétude calme des gens qui sont toujours en retard. On courait pour ne pas rater le début. Il était excité, tout autant que moi. Il aimait forcément la compagnie des mères de famille. Je devais dire que j'étais son fils, et non son petit-fils. Au-delà de la limite, le ticket pour Guignol était toujours valable.

Il venait me chercher à l'école, et ça me rendait heureux. Il était capable de m'emmener au café, et j'avais beau sentir la cigarette le soir, face à ma mère il niait l'évidence. Personne ne le croyait, et pourtant il avait ce charme énervant de ceux à qui l'on ne reproche jamais rien. Toute mon enfance, j'ai été émerveillé par ce personnage joyeux et facétieux. On ne savait pas très bien ce qu'il faisait, il changeait de métier tout le temps, et ressemblait plus à un acteur qu'à un homme ordinaire. Il avait été tour à tour boulanger, mécanicien, fleuriste, peut-être même psychothérapeute. Après l'enterrement, ceux de ses amis qui avaient fait le déplacement m'ont raconté de nombreuses anecdotes, et j'ai compris qu'on ne connaît jamais vraiment la vie d'un homme.

Mes grands-parents se sont rencontrés dans un bal. A l'époque, c'était commun. Il y avait des carnets de bal, et celui de ma grand-mère était bien rempli. Mon grand-père l'avait repérée, ils avaient dansé, et tout le monde avait pu constater une harmonie entre leurs genoux. Ensemble, ils étaient comme une rhapsodie des rotules. Leur évidence se transforma en mariage. Dans mon imaginaire, c'est un mariage figé, car il n'existe de ce jour qu'une seule photo. Une image en forme de preuve et qui, avec le temps, fixe d'une manière hégémonique tous les souvenirs d'une époque. Il y eut quelques balades romantiques, un enfant, puis un deuxième, et un enfant mort-né. Comment imaginer la violence du passé, celle d'un temps où l'on perdait un enfant comme on rate une marche. On avait diagnostiqué la mort de l'enfant au sixième mois de grossesse. Ma grand-mère avait bien senti qu'il ne bougeait plus, mais elle n'avait rien dit, refusant de mettre des mots sur son angoisse, pour se persuader aussi que rien n'arrivait vraiment. Que les bébés avaient le droit de se reposer comme les adultes. Épuisés de tourner en rond dans l'utérus. Et puis, elle avait dû admettre l'atroce réalité : une absence s'était installée dans son ventre. Elle avait ainsi passé trois mois à attendre que la mort sorte d'elle. Le jour de l'accouchement, ce fut une procédure classique. L'enfant fut expulsé, en silence. Au lieu d'une couverture chaude, on le mit dans un linceul. L'enfant sans vie fut prénommé Michel. Ma grand-mère n'eut pas le temps de déprimer. Il fallait travailler, s'occuper des autres enfants, et puis elle tomba à nouveau enceinte ; j'ai toujours trouvé cela étrange, mais ils appelèrent ce petit garçon Michel. Mon père est ainsi le second Michel, et il s'est construit sur le fantôme de ce prédécesseur mort-né. Il n'était pas rare à l'époque que l'on donne ainsi le nom d'un mort à un enfant. J'ai souvent cherché à me rapprocher de mon père, avant d'abandonner toute tentative. J'ai mis sa fuite incessante sur le compte du fantôme avec qui il cohabitait. On cherche toujours des raisons à l'étroitesse affective de nos parents. On cherche toujours des raisons au manque d'amour qui nous ronge. Parfois, il n'y a simplement rien à dire.

Les années passèrent, il y eut des guerres et des murs, et les deux première enfants quittèrent le foyer familial. Mon père resta seul entre ses parents, et cette période lui sembla pour le moins étrange. Subitement, il était fils unique. Toute l'attention se concentrait sur lui, l'étouffait. Alors, il partit à son tour, un peu prématurément, faire son service militaire. Lui qui était lâche et pacifiste. Ma grand-mère se souvenait du jour où son dernier fils avait quitté la maison. Mon grand-père, pour dédramatiser, avait soufflé : « enfin seuls ! », une tentative stérile de masquer l'effroi. Ils avaient allumé la télévision pendant le dîner, alors qu'ils l'avaient toujours interdit à l'époque des enfants. On remplaçait le récit d'une journée d'école par celui d'un conflit afghan. Ce souvenir-là hantait ma grand-mère, car elle y avait vu la ligne de départ de la solitude. Comme ses deux aînés, Michel passerait de temps à autre sans prévenir, pour laver du linge ou dîner. Et puis, progressivement, il appellerait pour annoncer sa venue. Avant de finir par écrire « dîner chez mes parents » sur son agenda, plusieurs jours à l'avance, quand il prévoirait d'aller les voir.

Mes grands-parents décidèrent alors d'emménager dans un appartement plus petit, car « gâcher des pièces vides, ça ne se fait pas ». Je crois surtout qu'ils ne voulaient plus de la vision quotidienne du passé, des chambres pleines de leur mémoire affective. Les lieux sont la mémoire, et bien plus : les lieux survivent à la mémoire. Heureux dans leur nouvel appartement, ils avaient presque l'air d'un jeune couple qui débute dans la vie. Mais non, ils débutaient dans la vieillesse. Ils amorçaient leur lutte contre le temps. Je me suis si souvent demandé comment ils passaient leurs journées. Ils ne travaillaient plus, les enfants venaient les voir moins souvent, leurs petits-enfants encore moins. Leur vie sociale aussi se rétrécissait, frôlant l'effacement certaines semaines, et le téléphone sonnait surtout pour des tentatives de démarchage. On pouvait être vieux, mais conserver un intérêt commercial. Je me demande finalement si ma grand-mère n'était pas heureuse de se faire harceler. Mon grand-père s'énervait : « Raccroche ! Oh ! Mais pourquoi tu lui racontes ta vie ? » Il lui tournait autour, tout rouge : « Elle m'énerve, elle m'énerve, je ne la supporte plus. » J'ai toujours été fasciné par cette routine de l'agacement entre eux, et j'ai mis du temps à y voir une sorte de jeu mélodramatique. Ils se disputaient, se regardaient méchamment, et pourtant jamais ils n'ont passé une journée l'un sans l'autre. Jamais ils n'ont connu le mode d'emploi de la vie autonome. Les disputes avaient le don de souligner le sentiment d'être vivant. On meurt sûrement plus vite dans l'harmonie conjugale.

Et puis, un détail changea tout. Ce détail, c'est une savonnette. Mon grand-père avait survécu à la guerre ; il avait été blessé dès les premiers jours de combat par un éclat d'obus. A quelques mètres de lui était mort son meilleur ami, écrabouillé. Le corps explosé de ce soldat avait d'ailleurs atténué pour lui l'impact de l'obus, le protégeant, le laissant abasourdi mais sauf. Je repense souvent à cet obus qui, à quelques mètres près, aurait tué mon grand-père. Tout ce que je vis, les souffles de mes heures et les battements de mon cœur, ne doit son existence qu'à quelques mètres. Peut-être même est-ce une question de centimètres. Parfois, quand je suis heureux, quand je contemple une femme suisse ou un paysage mauve, je pense à l'inclinaison de l'obus, je pense à chaque détail qui a poussé le soldat allemand à tirer son obus ici et maintenant, et non pas là et une seconde plus tôt ou plus tard, je pense à la folie de l'infime qui fait que je suis là. Et que mon grand-père était donc là survivant, et bienheureux de se sortir de cette galère à laquelle il ne comprenait rien.

Je reviens au détail, car c'est ce détail qui me rend fou. Une simple chute, et sa vie a basculé. Quelques millimètres ont suffi pour plonger un homme dans le périmètre de l'agonie.

Il est tombé dans la douche à cause d'une savonnette (je pense à ce mot : « savonnette »). Il s'est cassé deux côtes, et fracturé le crâne. Je l'ai vu à ce moment-là, il était affaibli, mais j'ai pensé qu'il s'en remettrait, que tout repartirait comme avant. Mais il n'y aurait plus jamais d'avant. Il allait enchaîner les problèmes physiques, jusqu'au dernier jour. Au début, j'étais très mal, je ne supportais pas de le voir ainsi, en homme blessé. Il détestait les visites, nous voir autour de son lit d'hôpital avec nos sourires pathétiques. Il ne voulait pas être aimé, il voulait être oublié, il voulait que personne ne lui rappelle à quel point il se sentait misérable. Ma grand-mère lui tenait compagnie chaque après-midi, tricotant, et je sentais que même cette présence lui était insupportable. Il aurait voulu la virer, il aurait voulu qu'on lui foute la paix, et crever. Cette période a duré si longtemps, des angines incessantes aux infections pulmonaires, comme s'il devait rattraper une vie entière de bonne santé. Et puis, on a repéré une lésion à l'œil. Il ne voyait presque plus. Il a voulu croire qu'il pourrait recouvrer entièrement la vue. Il était prêt à faire tous les exercices, à se plier aux ordres des excités de l'espoir. Mais sa souffrance lui brûlait le visage. Son autre œil clignait de manière pathétique, comme un appel au secours. Certains jours, il était défiguré.

Et maintenant, il est mort.

Dans la chambre, face à son corps, une image m'a saisi : la mouche. Une mouche posée sur son visage. C'était donc ça, la mort. Quand les mouches se posent sur nous et qu'on ne peut plus les chasser. C'est cette vision qui m'a été le plus pénible. Son immobilité agressée par cette grosse conne de mouche. Depuis, j'écrase toutes les mouches. On ne peut plus dire de moi : il ne ferait pas de mal à une mouche. Cette mouche-là, j'y ai pensé souvent par la suite, elle ne savait pas où elle avait posé ses pattes de mouche, elle ignorait tout de la vie de mon grand-père, elle s'arrêtait sur le dernier visage de mon grand-père, sans même savoir que cet homme avait été un adulte, un adolescent, un nouveau-né. Je suis resté un long moment à l'observer, puis mon père est arrivé. Avec un visage que je ne lui connaissais pas. Pour la première fois, je le voyais pleurer. C'était tellement étrange pour moi d'assister à ça Ses larmes étaient un poisson avec des jambes.

J'avais toujours eu l'impression que les parents ne pouvaient pas pleurer. En nous donnant la vie, ils se desséchaient les yeux. Nous sommes restés ainsi, silencieux, ce qui ne changeait pas nos habitudes. Mais il y avait comme un embarras. Celui d'extérioriser son chagrin. Les bons jours, je pouvais penser que la sécheresse affective de mon père était une forme de pudeur. Voilà que cette pudeur était mise à mal. Nous étions gênés de montrer notre douleur. Mais en même temps, rivés que nous sommes dans la mise en scène permanente de nos vies, on veut que ça se voie. On pleure pour montrer aux autres qu'on pleure.

Nous sommes restés un long moment sans parler. Trois générations d'hommes. J'ai pensé qu'il serait le prochain, et c'est ce qu'il devait penser lui aussi. Comme dans une guerre de tranchées, en tombant le soldat qui se trouve devant vous vous propulse au premier rang de la boucherie. Le père est celui qui pare la mort, qui protège. Quand il n'est plus, nous voilà accessible au rien. J'ai longtemps contemplé mon grand-père, et pourtant, ce n'était pas lui. J'avais aimé et connu un homme vivant. Là, c'était un masque de cire, un corps sans âme, une incarnation grotesque de la vie échappée.

Tous les membres de la famille sont arrivés, un par un, procession sinistre du dernier jour. Et ma grand-mère bien sûr, extrêmement digne, parvenant à rester debout alors que chaque parcelle d'elle était effondrée. Puis, subitement, elle s'est mise à crier. Des cris de douleur où elle hurlait son désir de le rejoindre aussitôt. Il y a dans cette génération qui s'enfuit l'idée concrète que l'on est unis pour la vie et pour la mort. Passer sa vie ensemble, c'est aussi mourir ensemble. J'ai senti que ma grand-mère était sincère. Il fallait la retenir. On tenta de la calmer, on lui fit boire un peu d'eau, mais sa douleur continuait de me sembler insoutenable. Quelques jours plus tard, au cimetière, elle se tint un moment devant le caveau. Elle savait qu'elle jetait une fleur sur sa future demeure. Il ne pleuvait plus, nous avons pleuré. On tenta de le résumer un peu, d'esquisser les souvenirs d'une vie, puis on le mit sous terre, et alors ce fut tout.

Les souvenirs par David Foenkinos, 266 p., 18,50 €. Copyright Gallimard.

En librairie dès aujourd'hui, le 18 Août.

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