lundi 22 août 2011

Coke en stock

Depuis un an que je suis dialysé, les séjours chez mes parents sont rares, et plutôt courts, l'espace d'un week-end, pas plus. En fait, je n'ai pas encore fait les démarches pour me rapprocher du centre de dialyse dans leur ville, du coup je ne reste pas plus de 3 jours...

N'y voyez pas un prétexte pour rester le moins possible, j'adore mes parents, là n'est pas le problème. Il s'agit juste d'enquiquiner une fois de plus la secrétaire médicale pour qu'elle faxe le dossier dans ce centre, alors que je lui ai déjà demandé pour deux autres centres en France, car j'ai la bougeotte (déplacements, vacances...) et j'ai un peu l'impression d'abuser de son temps...

Le WE dernier, en partance pour ma "cambrousse" natale, je plie mes bagages un peu trop vite et j'oublie ma schnouffe...

Poudre de perlimpimpin essentielle, ma coke n'est pas aussi stimulante ou planante que vous l'imaginez, au contraire, c'est toujours en me pinçant le nez que je l'absorbe diluée dans un verre d'eau. Le Kayexalate me permet de me débarrasser de l'excès de potassium... L'excès de potassium est dangereux : il provoque des crampes et à terme, même, des arrêts cardiaques. Ce serait ballot, hein ? Il empêche aussi d'uriner et donc de perdre les liquides consommés. Pour limiter la prise de poids entre deux séances, schnouffe obligatoire donc !

Les malades des reins ont souvent la joie d'absorber cette saloperie - désolé, il n'y a pas d'autre mot - à petite dose ou à pleines cuillères. La poudre très volatile ne doit surtout pas être inhalée, il s'agit de microbilles de polystyrène (une résine échangeuse d'ions) qui ont la propriété, à leur passage dans l'intestin, de libérer du sodium et de fixer à sa place du potassium. Oui, moi monsieur, le polystyrène, je le mange !

Chacun fait c'qui lui plait plait plait pour essayer de passer le goût et la texture rugueuse de ce plâtre couleur sable une fois humidifié. Avec du sirop, dans des yaourts, en se pinçant le nez... La seule contrindication étant de le consommer avec des jus de fruits ou du chocolat puisque tout ceci est plein de potassium ! C'est tellement bon à boire qu'il est précisé que le mélange peut-être administré en lavement ! Au choix, d'un côté ou de l'autre, mais vous le prendrez, votre médicament !

A mon guide « Goût et Mi-eau » pharmaceutique, le kayexalate, il a une sacré mauvaise note, et pourtant j'en ai bouffé des saloperies médicamenteuses dans ma vie ! D'ailleurs si des labos pharmaceutiques veulent un goûteur et des conseils, qu'ils n'hésitent pas à me consulter, je ne prends pas très cher de l'heure...

Le week-end dernier donc, j'oublie le kayexalate dans mon paquetage... Acte manqué ? Freud, soooooors de ce corps !

Heureusement, j'ai mes ordonnances avec moi.

Malheureusement la pharmacie de garde a cédé son dernier pot la veille : pas de coke en stock.

My mother fait 50 bornes pour trouver la pharmacie de garde suivante (telle est la vie en province...)

Dans cette petite ville, le pharmacien du dimanche ne voit pas passer souvent des ordonnance comme les miennes. A chaque nouvelle officine, c'est la même rangaine mais je dois dire que je ne suis pas peu fier de faire mon petit effet à chaque fois : « Oui le trou de la sécu, c'est ma faute, c'est ma très grande faute... fouettez-moi et qu'on en parle plus !».

Une feuille A4 recto-verso de médocs écrit en Arial 9, alors la question est inévitable : « Excusez-moi mais est-ce que je peux vous demander... » et là les formules divergent (et c'est beaucoup) selon le tact de chacun : … ce que vous avez ? ...votre pathologie ? … pourquoi vous prenez tout ça ? Etc.

Parfois, on tombe sur un pharmacien super perspicace ou très au courant qui fait directement le lien... « Muco ? Greffé ? ». Bingo... mais pas que !

Le pot de Kayexalate est sur le comptoir, le pharmacien prend la carte vitale.

- Vous ne faites pas payer un supplément le dimanche ?

- Pas pour les gens qui sont vraiment malades...

J'ai trouvé la démarche élégante, d'autant qu'un de ses collègues parisiens ne s'était pas privé de surtaxer, un WE où j'étais tombé en panne d'un autre truc...

Je repars avec ma schnouffe sous le bras, en me demandant comment font les gens qui n'ont pas une bagnole pour faire les 50km qui les séparent de la première pharmacie en cas d'urgence...

« Beurk, mais qu'est-ce que c'est dégueulasse ! »

Oui je sais, comme méthode Coué, on a trouvé mieux, mais ça vient du coeur !

jeudi 18 août 2011

Rentrée littéraire : Les souvenirs, de David Foenkinos.

En feuilletant le magazine LIRE de cet été, je suis tombé sur des extraits de romans qui sortiront cette rentrée. "Les souvenirs" de David Foenkinos aborde le thème de l'enfance entremêlé de réflexion douces amères sur sa vie d'adulte.

J'ai lu cet extrait et il m'a renvoyé à mes propres souvenirs, et à des questions médicales qui sont terriblement d'actualité avec le médecin de l'hôpital de Bayonne... C'est très bien écrit et cela m'a donné envie de le lire, et hop : un ajout de plus à ma wish list Amazon !

Dès que je l'aurai lu, je vous en ferai la critique... d'ici quelques semaines, vue la pile de romans en retard côté lectures ! ;-)


Extrait :

Il pleuvait tellement le jour de la mort de mon grand-père que je ne voyais presque rien. Perdu dans la foule des parapluies, j'ai tenté de trouver un taxi. Je ne savais pas pourquoi je voulais à tout prix me dépêcher, c'était absurde, à quoi cela servait de courir, il était là, il était mort, il allait à coup sûr m'attendre sans bouger.

Deux jours auparavant, il était encore vivant. J'étais allé le voir à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, avec l'espoir gênant que ce serait la dernière fois. L'espoir que le long calvaire prendrait fin. Je l'ai aidé à boire avec une paille. La moitié de l'eau a coulé le long de son cou et mouillé davantage encore sa blouse, mais à ce moment-là il était bien au-delà de l'inconfort. Il m'a regardé d'un air désemparé, a alors affiché un nouveau message. Je suis resté en suspens, plongé dans une fausse hésitation, car au fond de moi j'étais heureux de ce message, heureux d'être extirpé de la torpeur, ne serait-ce qu'une seconde, même pour la plus superficielle des raisons. Je ne sais plus vraiment quelle était la teneur du message, mais je me rappelle avoir répondu aussitôt. Ainsi, et pour toujours, ces quelques secondes insignifiantes parasitent la mémoire de cette scène si importante. Je m'en veux terriblement de ces dix mots envoyés à cette personne qui n'est rien pour moi. J'accompagnais mon grand-père vers la mort, et je cherchais partout des moyens de ne pas être là. Peu importe ce que je pourrai raconter de ma douleur, la vérité est la suivante : la routine m'avait asséché. Est-ce qu'on s'habitue aux souffrances ? Il y a de quoi souffrir réellement, et répondre à un message en même temps.

Ces dernières années n'avaient été pour lui qu'une longue déchéance physique. Il avait voyagé d'hôpital en hôpital, de scanner en scanner, dans la valse lente et ridicule des tentatives de prolonger notre vie moderne. A quoi ont rimé tous ces derniers trajets en forme de sursis ? Il aimait être un homme ; il aimait la vie ; il ne voulait pas boire avec une paille. Et moi, j'aimais être son petit-fils. Mon enfance est une boîte pleine de nos souvenirs. Je pourrais en raconter tellement, mais ça n'est pas le sujet du livre. Disons que le livre peut commencer ainsi, en tout cas. Par une scène au jardin du Luxembourg où nous allions régulièrement voir Guignol. On prenait le bus, on traversait tout Paris, ou peut-être ne s'agissait-il que de quelques quartiers, mais ça me paraissait démesurément long. C'était une expédition, j'étais un aventurier. Comme tous les enfants, je demandais à chaque minute :

« On arrive bientôt ?

- Oh, que non ! Guignol est au bout de la ligne », répondait-il systématiquement.

Et pour moi, le bout de cette ligne avait le goût du bout du monde. Il regardait sa montre pendant le trajet, avec cette inquiétude calme des gens qui sont toujours en retard. On courait pour ne pas rater le début. Il était excité, tout autant que moi. Il aimait forcément la compagnie des mères de famille. Je devais dire que j'étais son fils, et non son petit-fils. Au-delà de la limite, le ticket pour Guignol était toujours valable.

Il venait me chercher à l'école, et ça me rendait heureux. Il était capable de m'emmener au café, et j'avais beau sentir la cigarette le soir, face à ma mère il niait l'évidence. Personne ne le croyait, et pourtant il avait ce charme énervant de ceux à qui l'on ne reproche jamais rien. Toute mon enfance, j'ai été émerveillé par ce personnage joyeux et facétieux. On ne savait pas très bien ce qu'il faisait, il changeait de métier tout le temps, et ressemblait plus à un acteur qu'à un homme ordinaire. Il avait été tour à tour boulanger, mécanicien, fleuriste, peut-être même psychothérapeute. Après l'enterrement, ceux de ses amis qui avaient fait le déplacement m'ont raconté de nombreuses anecdotes, et j'ai compris qu'on ne connaît jamais vraiment la vie d'un homme.

Mes grands-parents se sont rencontrés dans un bal. A l'époque, c'était commun. Il y avait des carnets de bal, et celui de ma grand-mère était bien rempli. Mon grand-père l'avait repérée, ils avaient dansé, et tout le monde avait pu constater une harmonie entre leurs genoux. Ensemble, ils étaient comme une rhapsodie des rotules. Leur évidence se transforma en mariage. Dans mon imaginaire, c'est un mariage figé, car il n'existe de ce jour qu'une seule photo. Une image en forme de preuve et qui, avec le temps, fixe d'une manière hégémonique tous les souvenirs d'une époque. Il y eut quelques balades romantiques, un enfant, puis un deuxième, et un enfant mort-né. Comment imaginer la violence du passé, celle d'un temps où l'on perdait un enfant comme on rate une marche. On avait diagnostiqué la mort de l'enfant au sixième mois de grossesse. Ma grand-mère avait bien senti qu'il ne bougeait plus, mais elle n'avait rien dit, refusant de mettre des mots sur son angoisse, pour se persuader aussi que rien n'arrivait vraiment. Que les bébés avaient le droit de se reposer comme les adultes. Épuisés de tourner en rond dans l'utérus. Et puis, elle avait dû admettre l'atroce réalité : une absence s'était installée dans son ventre. Elle avait ainsi passé trois mois à attendre que la mort sorte d'elle. Le jour de l'accouchement, ce fut une procédure classique. L'enfant fut expulsé, en silence. Au lieu d'une couverture chaude, on le mit dans un linceul. L'enfant sans vie fut prénommé Michel. Ma grand-mère n'eut pas le temps de déprimer. Il fallait travailler, s'occuper des autres enfants, et puis elle tomba à nouveau enceinte ; j'ai toujours trouvé cela étrange, mais ils appelèrent ce petit garçon Michel. Mon père est ainsi le second Michel, et il s'est construit sur le fantôme de ce prédécesseur mort-né. Il n'était pas rare à l'époque que l'on donne ainsi le nom d'un mort à un enfant. J'ai souvent cherché à me rapprocher de mon père, avant d'abandonner toute tentative. J'ai mis sa fuite incessante sur le compte du fantôme avec qui il cohabitait. On cherche toujours des raisons à l'étroitesse affective de nos parents. On cherche toujours des raisons au manque d'amour qui nous ronge. Parfois, il n'y a simplement rien à dire.

Les années passèrent, il y eut des guerres et des murs, et les deux première enfants quittèrent le foyer familial. Mon père resta seul entre ses parents, et cette période lui sembla pour le moins étrange. Subitement, il était fils unique. Toute l'attention se concentrait sur lui, l'étouffait. Alors, il partit à son tour, un peu prématurément, faire son service militaire. Lui qui était lâche et pacifiste. Ma grand-mère se souvenait du jour où son dernier fils avait quitté la maison. Mon grand-père, pour dédramatiser, avait soufflé : « enfin seuls ! », une tentative stérile de masquer l'effroi. Ils avaient allumé la télévision pendant le dîner, alors qu'ils l'avaient toujours interdit à l'époque des enfants. On remplaçait le récit d'une journée d'école par celui d'un conflit afghan. Ce souvenir-là hantait ma grand-mère, car elle y avait vu la ligne de départ de la solitude. Comme ses deux aînés, Michel passerait de temps à autre sans prévenir, pour laver du linge ou dîner. Et puis, progressivement, il appellerait pour annoncer sa venue. Avant de finir par écrire « dîner chez mes parents » sur son agenda, plusieurs jours à l'avance, quand il prévoirait d'aller les voir.

Mes grands-parents décidèrent alors d'emménager dans un appartement plus petit, car « gâcher des pièces vides, ça ne se fait pas ». Je crois surtout qu'ils ne voulaient plus de la vision quotidienne du passé, des chambres pleines de leur mémoire affective. Les lieux sont la mémoire, et bien plus : les lieux survivent à la mémoire. Heureux dans leur nouvel appartement, ils avaient presque l'air d'un jeune couple qui débute dans la vie. Mais non, ils débutaient dans la vieillesse. Ils amorçaient leur lutte contre le temps. Je me suis si souvent demandé comment ils passaient leurs journées. Ils ne travaillaient plus, les enfants venaient les voir moins souvent, leurs petits-enfants encore moins. Leur vie sociale aussi se rétrécissait, frôlant l'effacement certaines semaines, et le téléphone sonnait surtout pour des tentatives de démarchage. On pouvait être vieux, mais conserver un intérêt commercial. Je me demande finalement si ma grand-mère n'était pas heureuse de se faire harceler. Mon grand-père s'énervait : « Raccroche ! Oh ! Mais pourquoi tu lui racontes ta vie ? » Il lui tournait autour, tout rouge : « Elle m'énerve, elle m'énerve, je ne la supporte plus. » J'ai toujours été fasciné par cette routine de l'agacement entre eux, et j'ai mis du temps à y voir une sorte de jeu mélodramatique. Ils se disputaient, se regardaient méchamment, et pourtant jamais ils n'ont passé une journée l'un sans l'autre. Jamais ils n'ont connu le mode d'emploi de la vie autonome. Les disputes avaient le don de souligner le sentiment d'être vivant. On meurt sûrement plus vite dans l'harmonie conjugale.

Et puis, un détail changea tout. Ce détail, c'est une savonnette. Mon grand-père avait survécu à la guerre ; il avait été blessé dès les premiers jours de combat par un éclat d'obus. A quelques mètres de lui était mort son meilleur ami, écrabouillé. Le corps explosé de ce soldat avait d'ailleurs atténué pour lui l'impact de l'obus, le protégeant, le laissant abasourdi mais sauf. Je repense souvent à cet obus qui, à quelques mètres près, aurait tué mon grand-père. Tout ce que je vis, les souffles de mes heures et les battements de mon cœur, ne doit son existence qu'à quelques mètres. Peut-être même est-ce une question de centimètres. Parfois, quand je suis heureux, quand je contemple une femme suisse ou un paysage mauve, je pense à l'inclinaison de l'obus, je pense à chaque détail qui a poussé le soldat allemand à tirer son obus ici et maintenant, et non pas là et une seconde plus tôt ou plus tard, je pense à la folie de l'infime qui fait que je suis là. Et que mon grand-père était donc là survivant, et bienheureux de se sortir de cette galère à laquelle il ne comprenait rien.

Je reviens au détail, car c'est ce détail qui me rend fou. Une simple chute, et sa vie a basculé. Quelques millimètres ont suffi pour plonger un homme dans le périmètre de l'agonie.

Il est tombé dans la douche à cause d'une savonnette (je pense à ce mot : « savonnette »). Il s'est cassé deux côtes, et fracturé le crâne. Je l'ai vu à ce moment-là, il était affaibli, mais j'ai pensé qu'il s'en remettrait, que tout repartirait comme avant. Mais il n'y aurait plus jamais d'avant. Il allait enchaîner les problèmes physiques, jusqu'au dernier jour. Au début, j'étais très mal, je ne supportais pas de le voir ainsi, en homme blessé. Il détestait les visites, nous voir autour de son lit d'hôpital avec nos sourires pathétiques. Il ne voulait pas être aimé, il voulait être oublié, il voulait que personne ne lui rappelle à quel point il se sentait misérable. Ma grand-mère lui tenait compagnie chaque après-midi, tricotant, et je sentais que même cette présence lui était insupportable. Il aurait voulu la virer, il aurait voulu qu'on lui foute la paix, et crever. Cette période a duré si longtemps, des angines incessantes aux infections pulmonaires, comme s'il devait rattraper une vie entière de bonne santé. Et puis, on a repéré une lésion à l'œil. Il ne voyait presque plus. Il a voulu croire qu'il pourrait recouvrer entièrement la vue. Il était prêt à faire tous les exercices, à se plier aux ordres des excités de l'espoir. Mais sa souffrance lui brûlait le visage. Son autre œil clignait de manière pathétique, comme un appel au secours. Certains jours, il était défiguré.

Et maintenant, il est mort.

Dans la chambre, face à son corps, une image m'a saisi : la mouche. Une mouche posée sur son visage. C'était donc ça, la mort. Quand les mouches se posent sur nous et qu'on ne peut plus les chasser. C'est cette vision qui m'a été le plus pénible. Son immobilité agressée par cette grosse conne de mouche. Depuis, j'écrase toutes les mouches. On ne peut plus dire de moi : il ne ferait pas de mal à une mouche. Cette mouche-là, j'y ai pensé souvent par la suite, elle ne savait pas où elle avait posé ses pattes de mouche, elle ignorait tout de la vie de mon grand-père, elle s'arrêtait sur le dernier visage de mon grand-père, sans même savoir que cet homme avait été un adulte, un adolescent, un nouveau-né. Je suis resté un long moment à l'observer, puis mon père est arrivé. Avec un visage que je ne lui connaissais pas. Pour la première fois, je le voyais pleurer. C'était tellement étrange pour moi d'assister à ça Ses larmes étaient un poisson avec des jambes.

J'avais toujours eu l'impression que les parents ne pouvaient pas pleurer. En nous donnant la vie, ils se desséchaient les yeux. Nous sommes restés ainsi, silencieux, ce qui ne changeait pas nos habitudes. Mais il y avait comme un embarras. Celui d'extérioriser son chagrin. Les bons jours, je pouvais penser que la sécheresse affective de mon père était une forme de pudeur. Voilà que cette pudeur était mise à mal. Nous étions gênés de montrer notre douleur. Mais en même temps, rivés que nous sommes dans la mise en scène permanente de nos vies, on veut que ça se voie. On pleure pour montrer aux autres qu'on pleure.

Nous sommes restés un long moment sans parler. Trois générations d'hommes. J'ai pensé qu'il serait le prochain, et c'est ce qu'il devait penser lui aussi. Comme dans une guerre de tranchées, en tombant le soldat qui se trouve devant vous vous propulse au premier rang de la boucherie. Le père est celui qui pare la mort, qui protège. Quand il n'est plus, nous voilà accessible au rien. J'ai longtemps contemplé mon grand-père, et pourtant, ce n'était pas lui. J'avais aimé et connu un homme vivant. Là, c'était un masque de cire, un corps sans âme, une incarnation grotesque de la vie échappée.

Tous les membres de la famille sont arrivés, un par un, procession sinistre du dernier jour. Et ma grand-mère bien sûr, extrêmement digne, parvenant à rester debout alors que chaque parcelle d'elle était effondrée. Puis, subitement, elle s'est mise à crier. Des cris de douleur où elle hurlait son désir de le rejoindre aussitôt. Il y a dans cette génération qui s'enfuit l'idée concrète que l'on est unis pour la vie et pour la mort. Passer sa vie ensemble, c'est aussi mourir ensemble. J'ai senti que ma grand-mère était sincère. Il fallait la retenir. On tenta de la calmer, on lui fit boire un peu d'eau, mais sa douleur continuait de me sembler insoutenable. Quelques jours plus tard, au cimetière, elle se tint un moment devant le caveau. Elle savait qu'elle jetait une fleur sur sa future demeure. Il ne pleuvait plus, nous avons pleuré. On tenta de le résumer un peu, d'esquisser les souvenirs d'une vie, puis on le mit sous terre, et alors ce fut tout.

Les souvenirs par David Foenkinos, 266 p., 18,50 €. Copyright Gallimard.

En librairie dès aujourd'hui, le 18 Août.

jeudi 4 août 2011

Santé : 12 mois d'août dans l'année.

Petit bonus pour compléter le précepte de la chronique précédente : n'allez pas à l'hosto en Août...

J'ai été greffé du foie et des poumons un 1er mai... Etant arrivé dans un sale état à la greffe, plus proche du mec qu'on met directement en boîte vernie avec poignées en or que du type qu'on veut sauver, je dois reconnaître que les médecins ont vraiment réalisé des petits miracles...

24 heures passées au bloc, un mois d'un coma médicamenteux plus tard, puis un mois et demi de plus, toujours en réanimation, le temps de me remettre sur pied (au sens propre comme au figuré) et nous voilà déjà en juillet... J'use les nerfs des médecins et des infirmières qui aimeraient me voir dégager de la réanimation, mais après tout, c'est surtout moi le « patient ». Puis vient le service d'hospitalisation « normal », qui durera encore de très longues semaines : nous voici en Août...

J'ai déjà changé 2 fois de chambres dans ce grand hopital parisien (pour brouiller les pistes, appelons-le donc... GHEP : Grand Hôpital Enigmatique Parisien. ;-P ). J'avais une petite chambre mais le médecin a pu me faire transférer dans une chambre très spacieuse, immense, même, avec verrière et canapé pour les visiteurs. Mais à peine deux semaines plus tard, en août, l'hôpital regroupe tous les malades dans un service et ferme les autres. Je me retrouve dans une chambre cagibi, à peine la place pour tourner autour du lit. Grosse déprime... Quelques jours plus tard, on me redéménage dans une autre chambre. Visiblement, le jeu des chaises musicales continue, et je ne suis pas le seul dans ce cas là...

Mais il n'y a pas que les malades qui sont regroupés, les infirmières aussi... Des infirmières qui viennent de services différents, qui n'ont sans doute pas l'habitude de travailler ensemble. En plus, on gère la pénurie de personnel suite à la mise en place des 35 heures qui a complétement désorganisé l'hôpital. Comme d'habitude, on a rien anticipé, le dogme politique d'abord et advienne que pourra...

A cette époque, le gouvernement français a eu la géniale idée de faire venir des infirmières espagnoles pour essayer de juguler la pénurie de personnel. Après une rapide formation, les infirmières importées sont lâchées dans la nature. Le gouvernent a beau fanfaronner avec un bilan positif, la réalité est bien différente, le bilan plus que mitigé !

Et ça, je l'ai vécu...

La communication est très compliquée. On se comprend mal, on est obligé de faire appel à des infirmières françaises ou les aides soignantes pour pouvoir obtenir des informations précises ou être certain que les messages passent bien... Les infirmières espagnoles vivent sous pression, comme les autres certes, mais en plus elles ont le devoir de réussir, de s'intégrer, de gérer le stress. Elle ne connaissent pas les traitements, ni les us et coutumes français... Sur le plan personnel, elles sont loin de chez elles, et la vie d'une banlieusarde travaillant à Paris, ce n'est pas vraiment la Movida Espanola !

Bref : on voit que cette situation tape sur le système à tout le monde.

Juanita Banana est tendue comme un string dès qu'elle entre dans une chambre... Elle sent bien en face d'elle les réticences et les difficultés. Elle est toujours sur les nerfs, la moindre question ou remarque la fait s'emporter. Du coup, elle a fait des prises de sang une corrida qui ne me plaît pas... Pas de doute, ces jours forcés d'hospitalisation seront encore plus longs...

Ce sera bientôt le moment où l'on commence à vous habituer à préparer votre traitement. Une feuille recto-verso de médicaments... 3 comprimés de ceci, 1 et demi de cela, 6 de ça, une ampoule de truc, etc. La corvée que vous devrez gérer aussi à vie quand vous serez dehors...

Mais en vérité, mes parents et moi n'avons pas attendu pour commencer à contrôler ce qui était distribué comme médicament. Le fait de contrôler (pas fliquer... con-trô-ler... autrement dit s'intéresser un peu plus qu'un patient lambda à ce qu'on nous fait...) est une pratique qui irrite plutôt tout le monde.

Pour expliquer cet état d'esprit familial, il faut préciser que le passif est lourd. Mes parents ont perdu avant moi un enfant en bas âge après un long parcours dans les hôpitaux parisiens dans les années 70... Alors quand on a diagnostiqué à 14 ans ma mucoviscidose, cela a été un coup de massue sur le crâne. Un de plus. Depuis 15 ans de parcours médical, avec tous les hôpitaux et personnels médicaux fréquentés, nous avons appris ensemble qu'il valait mieux ne pas faire une confiance aveugle, qu'il fallait toujours rester vigilant, pour ceux qui ne le sont pas...

Au GHEP, un beau jour, sans prévenir : il n'y a plus d'anti-rejets dans les comprimés du matin. Évidemment, je le signale mais la réponse de l'infirmière est « si le médecin ne l'a pas prescrit... ». Alors j'insiste et je lui dis que ces médicaments me semblent indispensables, qu'il n'est pas possible d'arrêter pour un greffé... « Je vais voir... ». Sauf que quatre heures plus tard, toujours rien.

Ma mère fait le siège de l'infirmière cadre pour obtenir des explications et là, évidemment, on se rend compte qu'il y a un problème, la prescription informatique a bugué... A vrai dire, on a renouvelé l'ordonnance informatique sans contrôler si des médicaments avaient atteint la date butoir. Disparus automatiquement de la prescription, on (le médecin ? L'interne ?) ne s'est pas posé un instant la question. « On » connaît-il bien ses dossiers ? Est-ce que lui aussi gère plusieurs services en ce mois d'Août ?

Combien serais-je resté de temps sans prendre d'anti-rejets si je n'avais pas tiré la sonnette d'alarme ? En tous cas, voilà une raison de plus pour Juanita Banana de me détester car il est probable qu'elle se soit prise une avoinée...

Quelques jours plus tard, le médecin me prescrit une perfusion d'un médicament. Explications, discussion. Comme je suis diabétique, le médecin précise que le médicament doit être dilué dans du sérum glucosé afin de ne pas précipiter et que je devrai en tenir compte.

Évidemment, ça ne manque pas : la perfusion arrive l'après-midi, diluée dans une poche de sérum physiologique salé et le produit a commencé à cristalliser. On le signale immédiatement à l'aide soignante qui hausse les épaules. Je refuse qu'elle pose la perfusion... Une fois de plus, un clash : c'est toujours difficile de pointer les erreurs du personnel... Je suis le chieur de service, une fois de plus. Qu'importe !?

Tout serait si facile si j'étais un patient qui ne pose jamais de question, qui ne contrôle rien, qui n'oblige pas à faire un effort supplémentaire... Une infirmière me dit à l'époque : « Mais pourquoi est-ce qu'avec vous il y a toujours quelque chose ? ». J'aurais pu lui répondre, "Si tu fais les mêmes conneries avec les autres et qu'ils ne s'en rendent pas compte, c'est LEUR problème. Le mien est juste de sauver ma peau !".

Ni vu ni connu, je suis certain que bon nombre d'erreurs passent ainsi inaperçues à l'hosto, au petit bonheur la chance. Nous devons encaisser sans le savoir pas mal de choses, un médicament surdosé, un comprimé pour un autre, une perfusion mal administrée, une erreur d'aseptie, mais heureusement, les gens sont robustes dans l'ensemble ! « Le corps humain, c'est quelque chose... » comme dirait un célèbre médecin télévisuel (non pas Dr House, l'autre...)...

Aujourd'hui quand je lis dans des journaux le récit d'enchaînements improbables ayant conduit à des cas critiques ou des morts à l'hôpital, cela ne m'étonne même plus.

De l'hôpital, j'ai tout vu : l'infinie vigilance, l'excellence, le professionnalisme, l'empathie, le respect, la compréhension. Mais j'ai aussi vu le revers : la fatigue et la lassitude, le découragement, la fainéantise la plus tenace, la poussière qu'on met sous le tapis, la personne qui n'est pas à sa place, qui n'aime pas son métier, voire carrément l'incompétence...

Dans l'ensemble, cela s'est toujours bien passé, mais j'imagine que le mois d'Août, traditionnellement celui des réoganisations, des manques de moyens et des emplois du temps à trous est celui où il est le moins souhaitable d'être hospitalisé.

Le problème, c'est que la diminution des moyens pour la santé en France tend à faire de toute l'année un immense mois d'Août, avec ses compressions de personnel, toujours plus sur la brèche, toujours moins disponible... Une année avec 12 mois d'août, ça pourrait sembler sympa. Sauf que : ce sont les malades qui trinquent.

Alors, plus que jamais : restez vigilants dans les années à venir !